La lumière matinale emplit la chambre.
Allongée sur le côté, la tête enfoncée dans son oreiller, Émilie observe le tissu de sa couette depuis que la luminosité le lui permet. Les fibres de coton, l'imprimé, vu de si près. Cela n'a aucun intérêt, mais elle parvient à faire durer son observation une demi-heure, au moins.
Émilie se réveille sans avoir réellement dormi. La lumière grise filtre à travers les rideaux épais. Son corps est lourd, engourdi, comme si elle s'extrayait d'une chape de plomb. Elle reste allongée, les yeux ouverts. Elle fixe le plafond jauni par le temps. L'appartement est silencieux. Pas un bruit, pas un signe de vie en dehors du frémissement lointain de la ville derrière les murs.
Elle ne sait plus quel jour on est. C'est un matin comme un autre, interchangeable avec tous les autres. Elle tend le bras vers son téléphone. Écran noir. Pas de messages, pas d'appels. Parfait. Elle pourrait disparaître et personne ne le remarquerait avant des jours. Peut-être plus. Emilie veut se convaincre que c'est bien. Mais c'est triste, en fait.
Elle repousse la couette et se lève, comme s'il s'agissait d'un acte difficile. Pieds nus sur le parquet glacé, elle titube jusqu'à la salle de bain, attrape machinalement sa brosse à dents et fixe son reflet dans le miroir. Elle ne s'y reconnaît pas. Elle se rappelle de Toni, son copain en première année d'Histoire. « Quelle sale gueule !» aimait-il lui dire, quand elle se montrait sans maquillage ni apprêt particulier. Quel con. Elle avait pleuré lorsqu'ils s'étaient séparés. Quelle conne.
Cernes creusées, peau terne, regard éteint. Elle baisse les yeux, évite la confrontation avec elle-même.
L'eau froide coule sur son visage et la fait frissonner. Elle aimerait que ce soit suffisant pour réveiller quelque chose en elle. Sa léthargie ne peut pas durer, elle le sait bien. Elle ne va pas rester toute sa vie comme une loque. C'est le printemps. A la fin de l'été, elle voudrait avoir repris pied, merde. Son visage imprime une légère contraction, une secousse infime, résultat de cette prière personnelle. Merde.
Juste un sursaut de son corps avant de retomber dans l'inertie.
Dans la cuisine, elle ouvre le frigo. Trois yaourts, une bouteille d'eau, un morceau de pain rassis. Elle referme. Pas faim. Il faut nourrir la bête, comme aimait dire son père. Pas maintenant.
Emilie n'a jamais faim, mais se nourrir, c'est une activité qui remplit un long moment de la journée. « Il faut savoir s'occuper de soi », se dit-elle, avec une voix enjouée qui n'est pas la sienne. Elle ne parvient pas à se souvenir de qui a bien pu lui dire cette connerie.
Elle traîne dans l'appartement. Elle jette un regard au courrier qui s'accumule sur la table. Factures, relances, lettres qu'elle n'a pas ouvertes. Elle devrait s'en charger, bien sûr, mais c'est au-dessus des efforts qu'elle s'inflige. Pas aujourd'hui. Emiliser, pourrait être un synonyme procrastination. Toni aimait bien ce genre de trouvailles débiles. Emiliser. Une émiliade. Forcément pour des choses stupides et ratées. Il adorait le dire quand il y avait du monde, pour faire rire.
Emilie attrape son paquet de cigarettes, en allume une. La fumée envahit l'espace. Son premier souffle profond de la journée. Elle tire une chaise, s'effondre dessus. Le vide est là, familier. Elle devrait s'en satisfaire vu que c'est très exactement ce qu'elle veut. Après le jugement, elle a coupé tous les ponts.
Faux. Bien avant. Juste après l'agression, elle a commencé à s'isoler. La présence de ses amis ne lui paraissait plus si amusante, ni rassurante. Quant au travail, elle n'en parle même pas. Elle ne pouvait pas jouer la comédie que tout allait bien. Ok, ses problèmes n'avaient rien à voir avec son entreprise. Mais elle était incapable de les laisser à 9 heures du matin, de les oublier, et de les reprendre le soir venu. Il n'existait pas de garderie pour les emmerdes qu'elle avait.
Son regard se pose sur la porte d'entrée. Cadenassée, verrouillée. Deux fois. Une angoisse sourde monte en elle. Elle imagine des hommes qui testent son entrée, pour voir si cette fois-ci, elle a oublié de fermer. Les yeux rendus humides par l'émotion, Emilie imagine ce qu'il se passerait si un de ces hommes se glissait dans l'appartement à cause de son imprudence. Ses larmes appartiennent autant à son angoisse qu'à sa honte de lui accorder encore de l'importance.
Elle n'en reproduit pas moins son rituel du matin : vérifier la porte, s'assurer qu'elle est bien fermée, que personne ne peut entrer. Elle se lève pour s'assurer que tout est bien verrouillé.
C'est fermé, bien sûr. Débile. Mais au moins, elle sait.
Emilie ne sort presque plus. Son monde s'est réduit à ces murs. Là-dehors, il y a les autres, les rues, les visages inconnus, les regards. Trop de bruit, trop de mouvements. Elle préfère les bruits connus et rassurants de son appartement au vacarme anonyme. Le grincement du frigo quand il se remet en marche. Le tic-tac de l'horloge dans l'entrée. Et, parfois, le claquement irrégulier du volet de la chambre, abîmé le jour où Marouane y avait mis un coup de pied. Ici, elle cultive au maximum son sentiment de sécurité. Elle maîtrise de son mieux son royaume.
Le téléphone vibre brusquement. Un sursaut. Son cœur cogne contre sa cage thoracique. Elle l'attrape, l'écran affiche un numéro qu'elle ne connaît pas. Elle hésite, laisse son pouce flotter au-dessus de l'écran. Elle pourrait répondre. Il s'agit probablement d'un appel commercial. Mais elle ne peut pas en être certaine. Elle laisse le téléphone s'épuiser, comme un poisson qui s'asphyxie hors de l'eau. Le silence revient, encore plus lourd qu'avant.
Ce n'est pas une solution, elle le sait bien. Elle ne peut pas continuer comme ça, enfermée dans sa bulle. Emilie a toujours apprécié la solitude, certes. Sa pause, comme elle aime l'appeler, n'est rien d'autre qu'une parenthèse. Un moment de recul qu'elle s'octroie pour se reconstruire. Son corps porte encore la mémoire de ce qu'on lui a fait. L'univers entier est passé à autre chose. L'affaire est classée, digérée, oubliée. D'ailleurs, une des Emiliade méchante de Toni ne se résumait-elle pas à cela : faire une montagne de tout ?
Emilie réfléchit à ce qu'elle pourrait faire, dehors. Mais l'extérieur l'effraie. Il y a trop de souvenirs. Elle ressent encore les blessures fantômes dans son corps. Les mains, le regard. Le sexe. Et le couteau, bien sûr. Son impuissance face à lui, cette faiblesse qui la terrorise autant qu'elle l'écœure. Chaque bruit soudain, chaque ombre dans son champ de vision, ravivent la peur.
Elle écrase sa cigarette, se lève d'un coup. Peut-être qu'aujourd'hui, elle ira faire quelques courses. Ou peut-être pas. L'idée de croiser du monde la paralyse.
Alors elle reste là, debout, au milieu de la pièce, avec cette sensation étouffante d'être en suspension, comme un insecte pris dans de l'ambre. Immobilisée dans un quotidien qui n'a plus de saveur. Sa honte et sa peur l'empêche de bien réfléchir. Elle le sait, mais elle ne peut rien faire.
Le temps s'écoule. Elle reste figée.
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Notes de l'auteur
Merci pour la lecture de ce premier chapitre. Et surtout, merci pour vos commentaires et vos étoiles ! Je vais essayer de publier les chapitres régulièrement.

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L'addition
General Fiction?milie vit recluse, figée dans un appartement où chaque bruit est un rappel. Depuis l'agression, tout est devenu lointain : le monde, les autres, elle-même. Au rez-de-chaussée, il y a un homme. Un cafetier à moitié bouquiniste, à moitié fant?me, qui...