Quand Jackie est arrivée en ville, c’était comme un coup de vent frais dans ce quartier grisâtre où il ne se passait jamais rien. Elle était différente. Libre. Insolente. Pleine d'une lumière que même les gamins les plus durs n'avaient jamais su allumer.
Moi, Tp, je traînais souvent seule, dans les rues, sans trop de but. Alors, forcément, quand elle a débarqué, tout de suite, ça a collé entre nous. C’était comme si on se connaissait depuis toujours. Deux âmes qui n'attendaient que de se rencontrer.
On passait nos journées ensemble, à errer entre la piscine municipale, les terrains vagues, et ce vieux snack crado où l’on claquait nos dernières pièces dans des sodas tièdes. Jackie avait cette façon de parler à tout le monde sans jamais rougir, de rire même quand les vieux du quartier la fixaient de travers. Elle avait ce truc... que je n'avais pas. Mais avec elle, je me sentais invincible.
C’est un après-midi de juin, poisseux et lourd, qu'on l'a croisé.
Clotaire.
Il était appuyé contre un mur tagué, un pied contre la brique, clope au bec, l’air de s’ennuyer à mourir. À peine on a tourné au coin de la rue qu’il a levé les yeux vers nous. Vers elle surtout, évidemment.
« Hé, les princesses, vous venez d’où comme ça ? » qu’il a lancé, sourire de travers.
Jackie, fidèle à elle-même, a ri. Un petit rire clair, insolent.
Moi, je me suis figée. Mon cœur a raté un battement.
Je ne savais pas que ça pouvait faire ça, un regard. Que ça pouvait t'électrocuter d'un coup sec juste parce que ses yeux, à lui, s’étaient posés sur toi. Ou en tout cas, c’est ce que j’ai cru. Avant de voir qu’il regardait Jackie.
Il louchait carrément sur elle. Sa démarche, son sourire, son jean déchiré. Tout ce qui faisait qu'elle était... Jackie.
Je suis restée en arrière pendant qu’ils échangeaient quelques vannes. Moi, j'essayais de ne pas rougir, de ne pas trembler. De ne pas exister.
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À partir de ce jour-là, on l'a croisé de plus en plus souvent.
Toujours un peu par hasard.
Toujours un peu trop bien tombé pour être honnête.
Clotaire traînait là où on traînait. Il nous attendait presque, parfois.
Et moi... je vivais pour ces instants. Même si je faisais semblant que ça ne comptait pas.
Quand il nous abordait, il faisait son malin. À lancer des blagues pourries, à chercher l'attention de Jackie. Et elle, elle jouait le jeu, sans se prendre la tête.
Je riais moi aussi. Je faisais semblant. Mais au fond, j’avais mal. Parce que ce que je ressentais pour lui, c’était énorme.
C’était inédit.
Le genre de truc qu'on lit dans les magazines miteux ou qu'on voit dans les films du dimanche soir. Mais moi, c’était vrai.
Je l'aimais, déjà. Et lui, il ne voyait que Jackie.
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Les semaines sont devenues des mois.
Clotaire et Jackie se voyaient parfois seuls. Pas souvent, mais assez pour me faire mal.
Et moi, comme une conne, je continuais de sourire. Je faisais la bonne copine. Je faisais genre que je n’en avais rien à foutre.
Mais la nuit, sous mes draps, je pleurais en silence.
Parce que quand Clotaire me parlait, il était gentil. Plus doux, presque timide parfois. Mais jamais, jamais, il ne faisait ce genre de sourires qu'il réservait à Jackie. Ou alors, c'est ce que je croyais.
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Un soir d’automne, tout a basculé.
Jackie et moi étions assises sur le toit de son immeuble, nos jambes pendant dans le vide. Elle fumait une clope, moi je mâchouillais une sucette.
Le ciel était noir, percé de quelques étoiles.
Jackie m’a regardée longuement, sans parler.
« T’as vu Clotaire récemment ? » qu’elle a demandé.
Mon cœur a raté un battement, comme à chaque fois qu’on prononçait son prénom.
« Ouais... une ou deux fois, » j'ai dit, le plus neutre possible.
Jackie a écrasé sa clope, puis elle s’est tournée complètement vers moi.
« Faut que j'te dise un truc, Tp. »
Sa voix était sérieuse. Trop sérieuse pour que ce soit anodin.
Je l'ai regardée, inquiète.
Elle a soufflé, a regardé ses mains, puis elle a lâché :
« Clotaire... il t’aime. »
Je suis restée figée.
Elle a ri doucement, presque triste.
« Tout ce temps où tu croyais qu’il me draguait... En fait, il me parlait que de toi. »
Mon cœur s'est mis à tambouriner si fort que j'ai cru que j'allais tomber du toit.
« Tu comprends pas, Tp... Quand il me croisait, il demandait des nouvelles de toi. Quand il faisait ses blagues, c'était pour te faire rire, pas moi. »
Je n’arrivais pas à parler.
Je n'arrivais même pas à respirer.
« Il est raide dingue de toi. Depuis le premier jour. Mais il a jamais osé te le dire. »
Je sentais mes yeux piquer. J'avais envie de pleurer, de rire, de hurler, tout à la fois.
Il m'aimait.
Pas Jackie. Moi.
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À partir de ce soir-là, tout a changé.
Je voyais Clotaire autrement. Pas parce qu’il avait changé, non.
Parce que je savais.
Je voyais les regards qu’il me lançait en coin.
Les silences maladroits quand on se frôlait.
Les sourires hésitants.
C’était moi qu’il voulait. Moi.
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Quelques jours plus tard, on s’est retrouvés, tous les trois, au terrain vague.
Jackie a prétexté devoir partir rapidement, m’adressant un clin d’œil que Clotaire n’a pas vu.
Je me suis retrouvée seule avec lui.
Il a tripoté nerveusement le rebord de sa veste.
« Ça va, Tp ? » qu’il a demandé, la voix un peu rauque.
Je l'ai regardé. Pour la première fois, vraiment regardé.
Pas comme un rêve inaccessible.
Pas comme un fantasme.
Comme un garçon. Timide. Maladroit. Amoureux.
Je me suis avancée d’un pas. Puis deux.
Je pouvais sentir son souffle.
« Dis-moi, Clotaire, » j'ai murmuré, le cœur battant à tout rompre,
« pourquoi t’as jamais rien dit ? »
Il a haussé les épaules, l’air penaud.
« J’avais peur que tu t’en foutes. Que tu sois comme Jackie. Trop bien pour moi. »
Je l'ai regardé, longtemps. Puis j’ai fait ce que je n’aurais jamais cru avoir le courage de faire.
Je l’ai embrassé.
Un vrai baiser. Plein de maladresse, d'urgence, de peur et d’amour.
Et il m’a rendu mon baiser. Avec toute la tendresse du monde.
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À partir de là, Clotaire et moi, on n'était plus des inconnus qui faisaient semblant.
On passait nos journées ensemble.
À rire. À se chamailler. À s’embrasser en cachette derrière les cabanes abandonnées.
Jackie était heureuse pour nous.
Elle nous taquinait sans cesse, mais au fond, elle savait qu’on était fait pour être ensemble.
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Le quartier était toujours aussi gris.
La vie toujours aussi dure.
Mais moi, Tp, j'avais trouvé ce qu'on ne trouve qu'une fois.
Un amour fou.
Un amour vrai.
Et Clotaire... il n’avait plus d’yeux que pour moi.
Depuis le tout premier jour.
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