Le semaine qui suivit fut identique à la précédente. Ma complicité avec Neziah grandissait de jour en jour, pour le plus grand étonnement de nos amis. Kyle était ravi de cette nouvelle proximité. Nous pouvions tous affirmer, sans nul doute, qu'elle était davantage heureuse chaque jour, et ça aidait étrangement à remonter le moral des troupes.
RAIA se découvrait une détermination à toutes épreuves. Même si je ne m'améliorais aucunement au combat, Kyle avançait, de son côté, sur différents malwares qui s'avèreraient utiles bien plus tard. Enfin... Ça n'allait pas être dans si longtemps que nous le pensions. Notre rage allait bientôt surpasser la sécurité que nous privilégions jusque-là.
Cependant, la douceur et les confidentialités allaient encore continuer un temps. Je voulais profiter de ce faux semblant de tranquillité avant que tout ne dégénère.
Ce vendredi-là, nous avions un nouveau concert de prévu. Comme beaucoup de vendredis qui nous attendaient encore. Nos prestations s'amélioraient, et le public revenait spécialement pour nous, une grande fierté pour Neziah, qui étaient passionnée depuis son plus jeune âge. Je le savais, désormais. Et je n'en avais jamais douté.
Ce soir-là, le public était en feu. Il me semblait impossible, après chaque concert, que l'énergie dans la salle augmente le vendredi suivant, mais je fus de nouveau surpris de constater mes torts.
Une fois sortis, possédée par l'adrénaline, Neziah me sauta au cou, et m'embrassa.
Sous le choc, j'eus, malgré moi, un mouvement de recul.
J'avais tout gâché. Je le voyais à son visage décomposé. Sa soirée était détruite, par ma faute. Ses paroles glaciales me le confirmèrent, dans le cas où j'en aurais douté.
— On devrait rentrer à RAIA. Je te ramène chez toi, sinon. Tu dois manquer à Daemon.
— Je... Je rentrerai seul chez moi, je ne veux pas t'embêter.
Elle monta au volant de sa SkyDriver, je m'engouffrai côté passager. Le silence dans l'habitacle était de plomb. Elle non plus n'appréciait pas les musiques de notre époque. Seule sa voix résonnait, habituellement. Cette fois, ce n'était qu'un vide lugubre, entravé par les néons de la ville, en contrebas, reflétant dans cette brume opaque.
Je voulais trouver les mots à mon geste. M'excuser pour mon comportement. Seulement, je ne savais quoi lui dire. Comment trouver les mots justes, lorsque nous n'avons jamais éprouvés les sentiments de l'autres, une seule fois dans notre vie ?
— Neziah, écoute, je voudrais te...
— On est arrivés, m'interrompit-elle.
Je pris une grande inspiration, voulant faire redescendre mon angoisse et ma culpabilité. Contre mon gré, je descendis du véhicule et l'attendis, trépignant de remorts.
— Neziah... On peut par...
La grande double porte rouillée claqua derrière moi.
— Alors, vous avez encore assurés, les bros ? s'enjoua Gabriel.
Les traits de son visage se tirèrent sous le regard froid de notre amie.
— Super, Gab. Je suis fatiguée, je vais dormir, balança-t-elle sans une œillade.
Je restai paralysé, incapable de la moindre action pour la rattraper. Elle ne voulait visiblement rien entendre de mes paroles, et je la comprenais. J'étais un habitué de ces réactions. Malgré mes facilités à sociabiliser, je n'étais pas très adroit quand il s'agissait de sentiments à mon égard. Chaque personne qui tentait une approche finissait par être repoussé froidement. Pourtant, le froideur ne faisait pas partie de mes défauts.
— Bro, qu'est-ce qu'il s'est passé ? Elle a l'air triste...
— Rien de grave, le concert était génial, t'en fait pas pour ça. J'ai... J'ai juste merdé avec elle, mais je ne veux pas en parler, désolé...
Il acquiesça dans un sourire.
— Si tu n'as pas foiré le concert, alors elle te pardonnera, t'en fait pas pour ça, ok ? Elle est juste très émotive, sur le coup. Neziah reviendra vers toi très vite, tu verras.
Je doutais de ses paroles, mais je n'en montrais rien. Après tout, il la connaissait depuis bien plus longtemps que moi, une partie de moi espérait qu'il avait raison.
— Je vais rentrer chez moi, ça fait longtemps que je n'ai pas vu mon père. Dis à Kyle que je serai là demain matin, comme d'habitude.
— Je lui dirai. Rentre bien, bro.
Je le remerciai et pris la route du retour. Comme à chaque fois que mes pensées noyaient mon esprit dans un tsunami d'angoisses et d'inquiétude, je marchais. J'observais le paysage plus que je ne l'admirais.
Les toits des gratte-ciels, visibles deux semaines auparavant, se fondaient dans le nuage de pollution. Ce n'était qu'une question de mois avant que nous disparaissions avec eux. Tout cela allait trop vite. L'état déplorable de notre planète se dégradait de jour en jour, à vue d'œil. Il fallait agir, et vite.
Quoiqu'une partie de moi se disait qu'il était probablement trop tard pour ça, mais je ne voulais pas abandonner l'infime espoir qu'il nous restait une chance. Une chance de revivre, comme avant. Ou presque.
Je ne m'étais jamais demandé la raison de la présence de ces globules rouges. Après toutes les confessions de mes amis, je ne pus en déduire qu'une simple raison : les manifestants, les traîtres du gouvernement, les rebelles : leur sang collait sous nos pieds. Comme une mise en garde de MegaCorp. « Levez-vous contre nous, et ce sera sur votre sang que nous marcherons. Ce sera la dernière chose qu'il restera de vous. ».
J'en eu une nausée terrible à l'idée que ce soit la seule trace que je laisse sur Terre. Je ne comptais pas baisser les bras pour autant. Bien au contraire. Je voulais que ce soit sur le sang de ces Cyberarcos, que nos pieds foulent le béton. Je voulais qu'ils comprennent ce qu'ils nous faisaient subir, depuis toutes ces années.
Je dus remettre mon esprit à zéro, une fois arrivé dans mon immeuble. À l'extérieur, une fine lumière traversait sous la porte, mais tout était silencieux. J'entrai sans un bruit, pensant que mon père s'était probablement assoupi sur le canapé du salon.
Un élan de panique s'empara de mon cœur. Il était allongé au sol, inconscient. J'appelai les ambulances dans la seconde, laissant l'adrénaline faire son travail.
Avec l'identité de mon père, ils activèrent son traceur et arrivèrent en moins de cinq minutes. Ils l'embarquèrent dans la SkyRescue blanche aux néons rouges et bleus. Un des infirmiers se tourna vers moi, dans un calme absolu.
— Il sera en observation toute la nuit, vous pourrez le voir demain matin. Reposez-vous, en attendant.
Abasourdi par ses propos, je restai figé sur place, les observant prendre le départ vers l'hôpital. Me demander de dormir sans savoir l'état de santé de mon père ? C'était impossible. Je venais de perdre un de mes parents, il m'était impensable de perdre le deuxième. Il en était hors de question.
Je tournai en rond dans la pièce exiguë de l'appartement. Je me tirai les cheveux, ma respiration se fit plus bruyante, j'haletais. Les quatre murs se refermaient autour de moi, l'odeur de mon défunt père emplit mes narines, les pores de ma peau, chaque cellule de mon corps. Ma tête tournait, des sueurs froides me submergèrent, j'étouffais.
Je ne pus rien faire d'autre que m'enfuir de là. Et je n'avais qu'un seul endroit où aller. Qu'aurais-je fait si je n'avais jamais intégré ce groupe ? J'aurais dépérit à la perte de mon père. Sans nul doute. Comment aurais-je pus survivre dans ces conditions ?
Comme je m'y attendais, je fus accueillis par Kyle et Gabriel. Ils étaient surpris par ma présence, étant partis quelques heures plus tôt, puis la vision de mon visage décomposé les inquiéta soudainement.
— Ethan, qu'est-ce qu'il se passe ? Tout va bien ? panique mon cousin.
— Mon... Mon père est... Il est... à l'hôpital, bégayai-je.
— Quoi ? Comment ça se fait ? Qu'est-ce qu'il a ? s'étrangla Gabriel.
Je leur déballai le peu d'informations que j'avais, sans m'arrêter, tremblant. Kyle eut les même réaction que moi, une heure auparavant, tandis que Gabriel devint blanc. J'avais du mal à réaliser cette fin de soirée, et ce n'était pas plus mal, d'un certain point de vue. Tout se passait si bien depuis deux semaines. Je m'étais découvert une passion, je me rapprochais de mes amis, j'avais la confiance de tout le monde. Puis, la dégringolade, en moins de deux heures. Et tout était de ma faute.
Je n'avais pas été présent pour mon père depuis plus de deux semaines, j'avais rejeté Neziah après tout ce qu'elle m'avait confié, et je n'avais pas réussi à lui parler pendant le seul moment où elle pouvait m'entendre.
Et voilà que je payais le prix de mes erreurs. Un coup du Karma, comme certains pourraient l'appeler. J'allais commencer à croire qu'il était bel et bien réel, celui-là.
Nous entendions une porte claquer derrière nous, ce qui nous fit tourner, en chœur, le regard dans cette direction. Neziah sortit de la chambre de Kyle, les yeux plissés.
— Les gars, qu'est-ce qu'il se passe ? grommela-t-elle.
Ses yeux s'ouvrirent en grand, lorsqu'elle m'aperçut. Ou peut-être était-ce en remarquant nos visages déconfits.
Mal à l'aise, je ne trouvais aucun mot pour lui expliquer la raison de ma présence. Par chance, Gabriel s'en chargea à ma place. La boule dans ma gorge grandit quand Kyle me scruta sous toutes mes coutures.
— Ne me dis pas que... Tu l'as rejetée ? murmura-t-il.
J'avalai sèchement ma salive. Il le prit pour un signe de confirmation, et il avait bien raison.
— Ethan... Ce n'est pas à moi de te le dire, mais tu lui plaît... Si ce n'est pas réciproque, parle-lui avant qu'elle n'ait de vrais sentiments pour toi. Je n'accepterais pas que quiconque, même toi, lui brise le cœur, c'est compris ?
Il avait davantage baissé la voix, ne voulant se faire entendre de personne. À tel point que je n'avais presque pas entendu ses mots.
— Je sais, c'est ce que je compte faire le plus tôt possible, Kyle.
— Bien. T'as intérêt. Elle est comme ma sœur. Après ce qu'elle a vécu, je n'accepterai pas qu'elle souffre une fois de plus.
Je n'eus pas le temps de lui répondre, car cette dernière plongea dans mes bras, sans une once d'hésitation. Soulagé de voir qu'elle ne me détestait plus, je répondis à son étreinte. Sans le savoir, j'avais grand besoin de ce contact.
— Je suis désolée, Ethan... Si tu as besoin de quoi que ce soit, on est tous là pour toi... souffla-t-elle dans mon cou.
La sensation de sa respiration sur ma peau me donna des frissons. J'essayai de les contrôler et lui pris ses mains dans les miennes.
— On... On pourrait discuter, seul à seul... S'il te plaît ? la suppliai-je.
Elle comprit par mon regard le sujet que je voulais aborder. Elle acquiesça donc, les épaules tendues, et m'emmena dans la chambre de Kyle, où elle dormait précédemment.
Elle s'assit sur le lit, tandis que je pris place sur le fauteuil. Je n'hésitai pas à m'exprimer, même si je n'avais prévu aucun discours d'excuses en amont.
— Je ne voulais pas te rejeter, ce soir. Je suis désolé. C'est juste que... je ne suis jamais tombé amoureux. Et je ne crois pas en être capable. Je t'ai repoussé parce que je ne voulais pas te donner de faux espoirs, mais aussi parce que je ne comprends pas ce que ça fait de vouloir embrasser quelqu'un. Je ne sais pas comment réagir à cette situation, alors j'agi bêtement. Et là, avec toi, je m'en jeux énormément. Excuse-moi, Neziah... déblatérai-je.
Elle n'avait pas tenté une seule fois de m'interrompre, me laissant évacuer mes tourments, et je l'en remerciais intérieurement.
— Ethan, c'est moi qui devrait m'excuser... Tu ne m'as jamais montré le moindre signe d'ambiguïté. Je t'ai sauté dessus à cause du trop plein d'émotions du concert. Je me suis laissé emporter sans me demander si tu voulais la même chose que moi, et j'ai eu le comportement d'une gamine pourrie-gâtée quand tu m'as fait comprendre qu'on avait pas les mêmes attentes. Excuse-moi, ça ne se reproduira plus.
Je voulus répliquer, lui dire qu'elle n'avait pas à s'excuser, que je ne lui en voulais pas, qu'il n'y avait rien de grave ; Puis je compris qu'on aurait passé la nuit à se battre sur qui de nous deux avait raison ou non de demander pardon à l'autre.
Probablement grâce à notre complicité récente, elle dut faire le même schéma dans sa tête, prête à sortir tous les arguments les plus improbables. Ce fut donc après une courte minute de silence, que nous partions dans un fou rire incontrôlable. Puis je décidais d'avoir le dernier mot, d'une certaine manière.
— Un câlin de paix ? lui souris-je.
En réponse, elle me tendit ses bras ouverts. Je la rejoignis sur le lit, la serrant doucement.
Et, bêtement, nous tombions de sommeil dans cette douce étreinte. Son odeur m'apaisait dans les moments où j'en avais le plus besoin.
Je ne tomberais peut-être pas amoureux d'elle, mais, une chose était sûre : j'avais besoin de sa présence dans ma vie.